La cité d’artistes de Michel Kagan : un lieu de création pour Utku Varlık

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Depuis plus d’un demi-siècle, Utku Varlık travaille dans le même atelier à Paris. Niché au cœur du 15eᵉ arrondissement, cet espace fait partie de la cité d’artistes du parc Citroën-Cévennes, un ensemble architectural conçu entre 1988 et 1993 par Michel Kagan, figure majeure du néo-modernisme en France.

 

C’est au fil de mes visites à l’atelier d’Utku Varlık qu’une plaque, apposée à l’entrée du bâtiment et portant le nom de l’architecte, a retenu mon attention. Cette découverte m’a conduite à la Cité de l’architecture à Paris, où j’ai pu voir une maquette de la cité d’artistes, datée d’environ 1992 et entrée dans les collections grâce au don de Nathalie Régnier-Kagan, elle-même architecte et épouse de Michel Kagan.

 

 

Le projet comprend 38 ateliers et 12 logements. Orientés au nord et ouverts sur le parc, les ateliers bénéficient d’une lumière naturelle diffuse, particulièrement recherchée par les artistes. Ce dispositif spatial, associé à une coursive suspendue, articule trois volumes géométriques distincts : un avant-corps cylindrique encadré par deux bâtiments, l’un carré, l’autre triangulaire.

 

 

 

Cette organisation évoque la promenade architecturale de Le Corbusier, réinterprétée par Kagan dans une perspective néo-moderne où béton blanc et jeux de transparence orchestrent une véritable expérience sensorielle du lieu. Bien plus qu’un simple cadre fonctionnel, le bâtiment devient un organisme vivant.

 

La cité d’artistes a été sélectionnée en 1992 pour le prestigieux Prix de l’Équerre d’Argent du Moniteur, ainsi que pour le Prix européen d’architecture Mies van der Rohe à Barcelone.

 

Le parc Citroën-Cévennes, dans lequel s’insère la Cité, mérite également le détour. À la fois espace public et jardin paysager, il prolonge l’intention architecturale d’ouverture, de respiration urbaine et de dialogue entre art et nature. Ce cadre naturel complète l’atelier : il devient source d’inspiration, lieu de promenade et prolongement du regard.

 

 

 

Pourtant, malgré les décennies écoulées, ce lieu – et son importance dans le parcours d'Utku Varlık – a été très peu abordé sous l’angle architectural dans la littérature française, et jamais, à ma connaissance, par des auteurs turcs. Proposer cette lecture me semble aujourd’hui essentiel pour comprendre comment l’espace peut nourrir une œuvre.

 

L’atelier d’Utku Varlık incarne un rare exemple de synergie entre espace architectural et processus artistique. Il ne se réduit pas à un simple lieu de travail : il constitue un prolongement organique de la pensée de l’artiste. Par la lumière, la structure, les volumes et l’ouverture sur l’extérieur, il participe activement à la genèse de l’œuvre. C’est un lieu véritablement habité — à la fois dans sa dimension matérielle et mentale — porteur de durée, de mémoire et d’empreintes.

 

 

Pour comprendre comment cet espace influence son œuvre, il est essentiel de revenir brièvement sur le parcours et la démarche d’Utku Varlık.

 

Utku Varlık : un parcours artistique façonné à Paris

 

Utku Varlık est un peintre franco-turc né en 1942, reconnu pour son langage pictural singulier, mêlant narration figurative, visions oniriques et profondeur conceptuelle. Son œuvre, bien au-delà d’une quête purement esthétique, s’inscrit dans un discours multidimensionnel nourri par des réflexions existentielles, philosophiques et spatiales.

 

Entre 1961 et 1966, il se forme à l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul auprès de figures majeures comme Bedri Rahmi Eyüboğlu et Sabri Berkel, développant un attachement profond à la tradition figurative. En 1970, il s’installe à Paris, où il intègre l’École nationale supérieure des beaux-arts sous la direction de Georges Dayez. Il y approfondit également la lithographie à l’atelier de Cachan.

 

 

Mutation stylistique : de l’expressionnisme à une figuration poétique

 

Les premières œuvres de Varlık, nourries par le climat politique des années 1970, s’inscrivent dans un expressionnisme affirmé. La figuration y est dense, expressive, traversée par une émotion profonde et soutenue. À partir de 1975, son style évolue vers une approche plus poétique, empreinte de douceur et de retenue. Ses compositions accueillent des figures féminines voilées de transparences, placées dans des paysages calmes, presque pastoraux. Ces figures ne sont plus de simples représentations : elles deviennent des présences symboliques, chargées d’émotion et de profondeur existentielle.

 

Dans l’univers d’Utku Varlık, le bleu profond et le vert antique ne sont pas de simples couleurs, mais, à mes yeux, l’âme même de sa signature artistique. Ces nuances, bien plus que de simples teintes, s’élèvent en piliers de son langage visuel, révélant une profondeur émotionnelle et une richesse symbolique uniques. L’orange d’automne, le brun terre, le jaune miel et le rouge grenat qu’il déploie dans cette œuvre dansent en harmonie avec la symphonie des saisons, tissant un lien intime avec l’univers singulier d’Utku Varlık.

 

Utku Varlık (1942), Fugace, Huile sur toile, 2025


 

Onirisme, nature et figure : une continuité thématique

 

Dans son œuvre, la nature se confond avec l’imaginaire. Les figures deviennent des êtres liés à la terre, à la mémoire et à l’intériorité. Sa palette poétique, sa composition atmosphérique et son langage visuel subtil invitent le spectateur à un voyage introspectif.

 

Reconnaissance internationale et présence institutionnelle

 

Dès 1965, Varlık expose en solo à Genève. Il présente ensuite régulièrement son travail à Istanbul, Ankara, Paris, Munich, Hambourg ou encore Salzbourg. Ses œuvres figurent aujourd’hui dans de nombreuses collections publiques et privées, parmi lesquelles Istanbul Modern, les musées d’État des Beaux-Arts d’Ankara et d’Istanbul, la Banque centrale de la République de Turquie (Türkiye İş Bankası), la Ville de Paris, la Bibliothèque nationale de France (BnF), la Ben and Abey Gray Foundation (États-Unis) ainsi que le Musée des Confluences (Lyon).

 

 

Pour Utku Varlık, l’art ne se réduit pas à un simple objet esthétique ni à une logique marchande. Il doit établir un lien sensible et intellectuel avec le spectateur. Il déplore la marchandisation croissante de l’art contemporain, où l’effet de mode l’emporte trop souvent sur la profondeur narrative ou la rigueur technique. L’art véritable, affirme-t-il, repose sur le dessin, la sensibilité formelle et une assise intellectuelle solide.

 

Quand un artiste révèle l’architecture

 

L’atelier d’Utku Varlık n’est pas un simple local fonctionnel. Il est habité, au sens plein du terme : à la fois ancrage matériel, espace intime et prolongement de sa pensée. Il incarne la continuité, la concentration et la rigueur – ces valeurs essentielles à une création véritablement engagée.

 

 

C’est aussi le parcours d’un peintre dont l’œuvre s’est développée au fil des décennies dans un espace architectural pensé pour la création. Les toiles d’Utku Varlık portent la marque profonde de ce lieu lumineux et rigoureux : elles incarnent, à leur manière, le dialogue fécond entre art et architecture. Dans cette temporalité longue, émerge une beauté habitée, subtile et pérenne.

 

Photo: Retmen/Sipa.

 

En tant que chercheuse convaincue que l’art engage une responsabilité éthique, culturelle et intellectuelle, je souhaite que ce texte — à travers l’œuvre et l’espace de vie d’Utku Varlık — contribue à nourrir la réflexion sur les liens entre création artistique, lieu habité et mémoire architecturale.

 

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Eloïse, Ebru FESLİ