Jumièges rend hommage au Liban

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Depuis une dizaine d’années, le département de Seine-Maritime organise des collaborations internationales avec des pays subissant des crises économiques et/ou politiques. Cette année, le département a invité le Liban, tristement aux unes des actualités depuis plusieurs années.

Au sein du site majestueux de l’abbaye romane de Jumièges, deux expositions : « A Roof of Silence », une installation par l’architecte libanaise Hala Wardé et « Au bord du monde, vivent nos vertiges », un panorama de la photographie libanaise sous le commissariat de Clémence Cottard Hachem et Laure d’Hauteville. À travers ces deux présentations, le visiteur (re)découvre toute la richesse du patrimoine libanais et la vivacité de la création contemporaine. 

 

A Roof for Silence de Hala Wardé, Abbaye de Jumièges, 2022 © MD

 

A Roof of Silence

 

Pour son installation au coeur des ruines de l’ancienne abbaye bénédictine, Hala Wardé est partie d’une oeuvre (poésie-peinture) d’Etel Adnan Olivéa : Hommage à la déesse de l’olivier, 16 tondos rendant hommage aux 16 oliviers millénaires que l’on trouve à Bchaaleh dans la région de Batroun, et considérés comme les plus anciens du monde. Il est dit que le rameau d’olivier apporté par la colombe à Noé viendrait de ces arbres. Etel Adnan aimait beaucoup ce récit et a travaillé en collaboration avec Hala Wardé qui représentait le Liban à la 17e Biennale d’architecture de Venise en 2021. Décédée en novembre 2021, Etel Adnan n’aura pu voir l’écrin médiéval choisi par Wardé pour son installation qu’elle a souhaité itinérante (le Palais de Tokyo a présenté jusqu’au 24 juillet en parallèle un film réalisé par Alain Fleischer et les tondos d’origine). En convoquant plusieurs artistes à imaginer un « toit pour le silence », Hala Wardé rend hommage au patrimoine multimillénaire du Liban et aux victimes de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

 

A Roof for Silence de Hala Wardé, Abbaye de Jumièges, 2022 © MD

 

Ce lien entre passé et présent est perceptible dès que l’on pénètre dans ce qui fut le narthex : les Antiformes de Paul Virilio, architecte et théoricien de la vitesse et 16 photographies en noir et blanc de ces 16 oliviers millénaires par Fouad Elkoury qui, une fois dépassées nous mènent à la nef où des bris de verre ramassés lors de l’explosion du port nous indiquent le chemin jusqu’au transept, choeur et abside où l’on rejoint le coeur de l’installation. Les tondos d’Etel Adnan ont été transcrits en céramique par la céramiste normande Alexandra Catelain-Orange du Pôle Céramique et chacun d’eux est présenté dans l’axe d’un olivier de Bchaaleh. Installé devant, un miroir facetté gigantesque réfléchit le ciel, relie la terre et le ciel et se substitue au toit de l’abbaye mais symbolise autant les toits que les Beyrouthins ont perdu le 4 août 2020. 

 

Accompagnant l’installation centrale, le chanteur Mika déclame les poèmes d’Etel Adnan dans une mise en scène conçue par le collectif Sound Walk

 

Au Bord du monde, vivent nos vertiges 

 

L’ancien logis abbatial de Jumièges accueille une sélection de 16 photographes et vidéastes libanais : Joanna Andraos, Valérie Cachard & Grégory Buchakjian, Jack Dabaghian, Rami El Sabbagh, Paul Gorra, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Gilbert Hage, Laetitia Hakim & Tarek Haddad, Roger Moukarzel, Nasri Sayegh, Caroline Tabet, Lara Tabet, Tanya Traboulsi. 

 

Ceux-ci témoignent de leur réalité du pays où les paradoxes sont multiples. Marqués par l’explosion, ces artistes tentent d’exorciser les traumas de tout un peuple. Destructions et reconstructions caractérisent le Liban, pays de paradoxes et laboratoire des défis qui attendent la planète : disparition des ressources en eau, migrations, crises politiques, économiques… 

 

Les artistes sont souvent les premiers à témoigner des menaces à l’instar de Jack Dabaghian qui par sa série Sentinelles alerte sur la disparition des écosystèmes. Avec La mort du cèdre, il met en garde sur la disparition de cet arbre symbole du Liban, arbre mourant dont les racines le retiennent encore à la terre dans la réserve de Maasser El Chouf. 

 

Ouyoune Al Simane, 2019, Paul Gorra © Paul Gorra

 

De la série Beirut recurring dream, 2021, Tanya Traboulsi © Tanya Traboulsi

 

Le duo Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige initie depuis plusieurs années une réflexion sur l’archéologie des villes et les traces du passé. Ici, trois photographies tirées de leur projet Unconformities présente un carottage effectué dans une immense décharge de Tripoli, active depuis plus de vingt ans et ayant transformé entièrement le paysage alentour. L’on connaît la crise des déchets récurrente au Liban et ici les prélèvements effectués selon les méthodes scientifiques des archéologues sont des témoins des diverses occupations du site et nous informent sur la façon de vivre des habitants (analyse des déchets, leur type, leur quantité…) 

 

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, A State (BH1), 2019, Du projet UNCONFORMITIES; Tirage jet d’encre pigmentaire © Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

 

Joanna Andraos qui est également psychanalyste présente sa série Anatomie des sentiments où l’on découvre ce qui reste après une séance d’analyse. Ces rebuts sont empreints de pleurs, de peurs mais aussi d’espoir. En collectionnant ces pleurs enfermés dans les mouchoirs qu’elle photographie, elle restitue ce qui est caché et tu. Le travail analytique par la parole permet d’exorciser les craintes, incitant ainsi les victimes à parler. 

 

Joanna Andraos, Anatomie des Sentiments, 2022 Tirage jet d’encre pigmentaire © Joanna Andraos

 

À noter : 

 

« A Roof of Silence ». Installation d’Hala Wardé avec Etel Adnan, le Pôle Céramique Normandie, Fouad Elkoury, Soundwalk Collective et Mika  — Abbaye de Jumièges, jusqu’au 6 novembre 2022

 

« Au bord du monde, vivent nos vertiges. Regard sur la scène contemporaine photographique libanaise ». Commissariat de Clémence Cottard Hachem et Laure d’Hauteville — Abbaye de Jumièges jusqu’au 6 novembre 2022. 

 

Image de couverture : La mort du Cèdre, Maasser el Chouf, 2021, Jack Dabaghian © Jack Dabaghian