Biennale de Dakar 2018 | Qu'est-ce que le progrès ?

Article
Benjamin Biayenda
« L’émancipation, la liberté et la responsabilité », sont au centre du projet des organisateurs de la Biennale de Dakar 2018. Mais, au fil des expositions et des découvertes, se dessine une certaine remise en question, au cœur des défis auxquels l'Afrique doit faire face ces prochaines décennies.

 

À Dakar, bien que la Biennale soit désormais un événement ayant un réel impact à l'international, la très grande majorité de la population n'est pas au courant de son organisation. La création contemporaine ayant une ambition politique doit ainsi s'adresser à ceux ayant les clés, le pouvoir de changer les choses. La majorité des artistes présentés ici semblent avoir mieux intégré cette dimension que leurs « compères » occidentaux.

 

La frénésie que suscite actuellement l'art contemporain africain est multi-factorielle. Si elle est notamment portée par des œuvres souvent moins conceptuelles, une peinture figurative dont peuvent être friands les collectionneurs, mais aussi par des prix plus abordables, la réception de son message est également moins difficile d’accès.

 

Karem Ibrahim, Progress Digress Regress

 

Au Musée des Anciens combattants, un projet porté par Darb 1718— organisation fondée au Caire par Moataz Nasreldin, dernier représentant égyptien à la Biennale de Venise — met en lumière la pertinence de la voix égyptienne. Basé à Londres, Karem Ibrahim, y accueille le visiteur par une œuvre in situ très forte. Progress Digress Regress interroge le concept de progrès, une thématique au cœur de la réflexion de Simon Njami, commissaire de cette 13e Biennale, et centrale dans les choix que l'Afrique fera ces prochaines années. Karem Ibrahim propose de prendre du recul, dans tous les sens du terme. À un moment où le modèle de développement économique montre ses limites (climat, épuisement des sols, etc.) et pousse la planète à sa perte, l'Afrique ne doit elle pas ouvrir la voie de la sagesse ? En échangeant avec Karem Ibrahim, la régression, « éteindre la lumière » pour prendre un nouveau chemin, semble quitter le champ de l'utopie.

 

Cairo Bats, Act 1: The Roof (2017)

 

Le regard porté sur le « IN » de l'événement est unanimement plus mitigé. Au sein du sublime Ancien Palais de Justice, 75 artistes venant de 33 pays du monde sont réunis. Le curateur Simon Njami a cette année choisi la couleur rouge, renvoyant au texte d’Aimé Césaire Et les chiens se taisaient.

 

Au centre du bâtiment, dont seule la vision peut décrire la force, c'est l'artiste haïtienne / suisse Pascale Monnin qui met en lumière (!) les volets volants de sa maison après le passage de l'ouragan Matthew en 2016, dont les dégâts ne sont toujours pas effacés. L'installation de cette œuvre au cœur de l'événement pourra suggérer que ce futur, cette utopie réalisable, doit avoir pour moteur le quotidien douloureux d'une part encore trop grande de la population mondiale.

 

Pascale Monnin, Matthew

 

 

La Galerie Cécile Fakhoury, basée à Abidjan, inaugurait cette semaine à Dakar un nouvel espace avec une exposition réussie, associant Vincent Michéa & Sadikou Oukpedjo, un pari audacieux. En effet, au sein des deux principales foires internationales dédiées à l'art africain, 1:54 et AKAA, seule une galerie de Dakar est présente — la Galerie Atiss participant à la seconde. Le marché local est ainsi quasi inexistant. Dans l'ancien Palais de Justice, Cécile Fakhoury est présente à travers l'œuvre de l'artiste sénégalais Cheikh Ndiaye. Brise-Soleils des Indépendances, une réflexion sur l'Hôtel Indépendance de Dakar, ayant « longtemps régné en témoin silencieux mais signifiant de l'histoire nationale, aujourd'hui engagé dans une réhabilitation sans fin. »  À l'Hôtel Sokhamon, la galerie présente trois artistes, dont Dalila Dalléas Bouzar. La talentueuse peintre née à Oran en 1974 y expose notamment une série d'autoportraits.

 

Cheikh Ndiaye. Brise-Soleils des Indépendances — © Galerie Cécile Fakhoury

 

Dalila Dalléas Bouzar, Hoor's dream (série) 2015-2018 

 

 

Le succès actuel de la création africaine rend pour autant le regard plus critique, et plus exigeant et nous laisserait préférer l'édition 2016. Si la proximité entre certaines pièces exposées et celles des créateurs les plus célèbres du continent est notable, des travaux se détachent. La jeune artiste marocaine Randa Maroufi — exposée en 2015 au Salon de Montrouge — présente ici une vidéo portant sur le désir d'émancipation des femmes, et la liberté de discours entourant les questions féminines et sexuelles dans la société marocaine contemporaine. Autre artiste retenant l'attention, la jeune algérienne Amina Zoubir, dont l'installation MUSCICAPIDAE rassemblant des pochettes de disques vinyles, questionne « l'imaginaire musical … et l'abondance créative des années 1960 aux années 80 en Afrique du Nord », avec nostalgie. Un retour en arrière pour un meilleur futur disait-on ?

 

Amina Zoubir, MUSCICAPIDAE

 

Le jeune créateur malgache Rina Ralay-Ranaivo, né en 1984 et présent en 2011 aux Rencontres de Bamako présente quant à lui une œuvre vidéo personnelle, poétique et touchante, liée à la disparition de ses parents, Lettres aux Absents.

 

Rina Ralay-Ranaivo, Lettres aux Absents

 

Représenté par les galeries Imane Farès, et Blank Projects, l'artiste sud-africain né en 1975 James Webb capture le poème Les Deux insomnies de Jalal ad-din Muhammad Rumi, transcrit sur du papier soluble plongé dans deux flacons de verre.  

 

James Webb, I do not live in this world alone, but in a thousand worlds (The Two Insomnias) (2017)

 

 

Parmi les œuvres ayant marqué l'intérêt du public, en extérieur, la poésie et la symbolique du travail de l'artiste philippin Marcos Lora-Read, balayé par le vent, fut certainement l'une des plus immortalisées.

 

Marcos Lora-Read

 

 

Dans le « OFF », une belle surprise concerne l'exposition performative maGma, créée par l'artiste visuelle Sophie le Hire (SLH) & la performeuse somatonaute, BÉA. Le duo propose au sein du superbe hangar de l'agence Mc Cann un voyage, mêlant art plastique et performance, « à travers l’exploration des matières corporelle, spatiale, visuelle et sensuelle de l’énergie féminine. » L'œuvre, réunissant des femmes initiées ou pas, a pour ambition de rendre visible l'amour des femmes ; si la « discipline » est souvent plus intense pour l'artiste que pour le public, le défi de transmettre l'émotion est ici relevé.

 

Magma


 

TheMatter — au dessus du lot

 

Mais c'est encore dans le « OFF » de la Biennale que l'exposition la plus marquante est à découvrir. Organisée par Thomas P. Cazeneuve et Bénédicte Samson, « theMatter » est d'une diversité et d’une qualité remarquables. Si des créateurs sénégalais « mythiques » tels Ablaye Thiossane et Djibathen Sambou sont présents, et que la puissance des photos d'époques différentes réalisées par Sanlé Sory et Youri Lenquette se répondent, les œuvres d'Amadou Sanogo — accueilli en résidence au sein de l'espace — et du (très) jeune artiste Benjamin Biayenda auront marqué l'audience. Né en 1998 en Namibie, ce dernier surprend par la maturité de son œuvre. Ses gouaches et huiles, réalistes, proposent à travers l'image de la femme noire, une réflexion sur l'identité, l'existence, et une analyse de l'évolution sociologique propre à l'Afrique contemporaine. Les collectionneurs et galeristes se sont jetés sur son travail…

 

Benjamin Biayenda


Amadou Sanogo

 

À l'ouverture de cette Biennale, c'est une autre jeune artiste, la franco-béninoise Laeila Adjovi, qui a reçu des mains du président sénégalais Macky Sall la plus prestigieuse des récompenses, le Grand prix Léopold Sédar Senghor. Son œuvre, Malaika Dotou Sankofa, réalisée aux côtés de Loïc Hoquet, est un travail photo argentique, aux accents documentaires.

 

Laeila Adjovi

 

 

Henri Robert