La scène artistique cubaine face au changement | Le Festival On/Off Cuba Video, un laboratoire pour le dialogue

Article
Au regard de l'état du monde, de la période de transition que traverse Cuba, rappeler la pensée du poète, romancier, et philosophe Edouard Glissant, disparu en 2011, est une idée rafraîchissante. C'est le projet de la curatrice et historienne de l'art Sara Alonso Gómez à l'occasion du lancement de la première édition du Festival ON/OFF à la Havane.

Du 30 mai au 3 juin, la Maison Européenne de la Photographie et la Photothèque de Cuba créent un espace de dialogue entre la création vidéo contemporaine issue de la collection de la MEP et la création des artistes cubains.

La manifestation, pensée comme « un véritable laboratoire à la croisée des disciplines, mêlant les thèmes de la mémoire, de l’identité et l’altérité, de l’ici et l’ailleurs, de la violence et des frontières » est organisée à l'initiative de Jean-Luc Monterosso, Directeur de la MEP, et produite par Roger Herrera Gutiérrez.

En collaboration avec la conservatrice de la MEP Laurie Hurwitz, Sara Alonso Gómez propose ainsi une sélection de 21 vidéos mises en rapport avec 18 autres réalisées par des artistes Cubains de différentes générations, résidents sur l'île ou issus de la diaspora. Ainsi, avec pour toile de fond la théorie d'identités hybrides d'Edouard Glissant — qui rappela sans cesse la nécessité de ne jamais céder face aux « identités-racines » — des artistes de la collection de la MEP, parmi lesquels Martine Barrat et Rebecca Bournigault (qui seront sur place), Isabelle Lévénez, Dave Allen, Douglas Gordon et Jonathan Monk, Moussa Sarr, ou encore Alberto Garcia Alix, dialogueront avec les artistes Cubains : Parmi eux, Carlos Martiel (1989) — dont l'œuvre Basamento est présentée. L'artiste, formé à la Cátedra de Arte Conducta, sous la direction de Tania Bruguera, s'intéresse aux migrants, à ce qu'ils apportent aux pays dans lesquels ils s'installent.

 

Carlos MartielBasamento, photo: Walter Wlodarczyk

 

Autres artistes, Celia Irina González Álvarez (1985) et Yunior Aguiar Perdomo (1984) présentent El cuerpo habla en el pasado (2006-07). La vidéo s'intéresse à un auteur de discours pour hommes politiques, basé à Trinité-et-Tobago,  analysant le langage corporel de Fidel Castro, le décryptant.​​​

A travers Moments that shaped the world, I, II, III, IV, Adrian Melis juxtapose des images et des sons; modifiant la perception initiale des deux sources, ouvrant ainsi la porte à de nouvelles interprétations. Au fil des épisodes, l'artiste propose le son issu de la chute du mur de Berlin, mais aussi un chant communiste chinois chanté par Raul Castro ou l'audio d'un festival de musique à Barcelone, mis en face de celui issu de manifestations.

 

El cuerpo habla en pasado.The body speaks in the past tense from Celia - Yunior on Vimeo.

 

Cuba c'est un contexte, une histoire, un environnement singuliers. Wifredo Lam, Ana Mendieta, Félix Gonzalez ou aujourd'hui Tania Bruguera sont des noms reconnus en Occident, et alors qu'une attente — occidentale — d’œuvres engagées politiquement existe, la curatrice Sara Alonso Gómez tempère en jugeant que si dans les années 80 et 90 les artistes ont tenté de donner des réponses à un contexte très complexe et particulier, « les choses ont évolué, les nouvelles générations cherchent à élargir leurs horizons, et leurs références se sont fortement diversifiées, notamment grâce à la possibilité de voyager, en restant engagés, mais différemment. »

Si le pays renvoie l'image d'un territoire fermé, les artistes ont en réalité depuis une vingtaine d'années une plus grande liberté que le reste de la population. « L'ouverture fut progressive, avec une accélération ces trois dernières années » poursuit la curatrice, nous précisant qu'à « Cuba, les artistes font partie d'une classe sociale favorisée, qu'on le veuille ou non.» Les artistes locaux ont en effet eu la possibilité de voyager, de vivre à l'étranger, de commercialiser leurs œuvres … « C'est la seule communauté artistique du monde que je connaisse qui à 20 ans peut déjà avoir du succès. »

Le regard du monde de l'art international a par ailleurs changé à travers le développement de la Biennale de La Havane, et l’implantation fin 2015 de la Galleria Continua —  soutenue par Louis Vuitton. Si la curatrice confirme l'évolution, elle tient à nous préciser qu'il n'existe « pas de statut légal pour les galeries privées. Même le siège de Continua à La Havane a le statut de Centre d'Art et non de galerie. »

 

Moments that shaped the world - Chapter 2 - Primavera Sound 2011 from Adrian Melis on Vimeo.

 

Cette lente ouverture, ses dynamiques, comportent pourtant des pièges, et dans un pays où le marché de l'art n'est pas toujours socialement accepté, où l'information demeure limitée, Sara Alonso Gómez sait que si « l'arrivée de ces nouveaux acteurs est nécessaire et inéluctable, elle crée déjà des dynamiques nouvelles qui risquent d'agrandir l'écart déjà existant entre l'art et la société et d'installer une logique de marché s'éloignant de la recherche strictement artistique. »

C'est ainsi qu'en parallèle du festival, et en collaboration avec la structure SOCIETIES du galeriste Jérôme Poggi et avec le soutien des Nouveaux Commanditaires, un workshop sera organisé à la Havane « avec des acteurs locaux (publics et privés) autour de questions liées à l'art contemporain, de la participation de la société civile et des moyens de démocratiser la commande publique dans un contexte si particulier que celui de Cuba. »

Le système cubain a encore besoin de changements, notamment de clarté et d'organisation : « Il faut penser à une économie de marché propre qui intègre les flux et besoins internes en même temps que les dynamiques globales. Il faut développer le collectionnisme et le mécénat local, il faut donner plus de pouvoir à la société civile afin de créer des projets décentralisés » liste Sara Alonso Gómez.

Sur six jours, cinq lieux seront à découvrir : le Siège principal accueillant 38 œuvres à la Casa Victor Hugo,  la Fondation Ludwig et Le Centre de développement des arts visuels accueilleront les focus sur Martine Barrat et Rebecca Bournigault, une sélection des vidéos présentées à l'Alliance française, tandis que la Fabrica de Arte Cubano — nouveau centre d'art de La Havane — accueillera la collection de la MEP pour une programmation d'un soir.

Afin de pérenniser l'échange, en partenariat entre la MEP et la Cité Internationale des Arts de Paris, un prix sera donné à un artiste Cubain qui viendra à Paris à l'automne en résidence. L'œuvre qui y sera produite intégrera la collection de la MEP. Enfin, lors de la prochaine édition de Paris Photo, une sélection de vidéo cubaines sera présentée à la MEP.