S'en sortir sans galerie : quand les artistes la jouent solo

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Dans son ouvrage « Living and sustaining a creative life », ayant recueilli le témoignage de 40 artistes, Sharon Louden, jugeait que « l’idée qu’une galerie était nécessaire pour justifier sa condition d’artiste est, je pense, dépassée : la galerie est simplement un lieu à travers lequel partager son langage visuel. »

Les artistes déjà établis ont un réseau, des liens solides avec diverses institutions, de la visibilité issue des biennales,  expositions muséales, et ont les moyens de financer leur production. Pour les plus jeunes, la difficulté de travailler seul réside souvent dans les fonds nécessaires à la production, et dans la gestion quotidienne…

L’on trouvera ainsi très peu d’artistes choisissant aujourd’hui délibérément de se passer d’une galerie — ce choix se faisant en général faute de partenariat avec une galerie de premier plan, ou répondant à leurs exigences. Lors des prises de contact nécessaires à cet article, de nombreux artistes ont d'ailleurs souhaité garder l'anonymat, preuve qu'une bonne opportunité de collaboration ne serait que rarement refusée…

Le confort logistique est en effet un atout primordial — la gestion pouvant représenter 75 % du temps pour un artiste émergent n’ayant pas le staff adéquat —, mais ceux ne trouvant pas chaussures à leur pied, et tentant l’aventure d’une manière différente, à la recherche de nouveaux modèles, sont de plus en plus nombreux.


Jennifer Abessira @ The Impossible Project I photo Camille Zerhat


Sélectionnée par Dazed & Confused en 2010 parmi les photographes émergents à suivre, Jennifer Abessira a aujourd’hui décidée de n’être représentée par aucune galerie. Celle qui a par le passé collaborée avec Vivienne Westwood, a exposé à Londres chez Soho Revue, ou à Tel Aviv à la Sommer Gallery, — mais sans se lier contractuellement à ces galeries —,  apprécie cette liberté.

« Lorsque j’ai fait une résidence de 6 mois à la Cité des Arts, je prévoyais de chercher une galerie à Paris pour me représenter. Mais j’ai finalement hésité » nous explique l’artiste.

« Dans un format différent de l’association classique galerie / artiste, Jennifer Abessira collabore aujourd’hui avec la Laura Schwartz Gallery de Tel Aviv, assurant l’ensemble des tâches habituellement remplies par une galerie classique, avec une vision pratique curatoriale différente, et « une totale liberté de créer, produire et exposer ce qu'ils veulent et avec qui ils veulent. »

Des alternatives existent ainsi. Début juin — à la suite de sa résidence —, l'artiste était exposée grâce au soutien d’Impossible Project, qui n'est pas une galerie, mais une boutique spécialisée dans la photographie. Instagram est fortement lié à la pratique de Jennifer Abessira, nombre de ses œuvres étant créées et partagées via la plateforme. Le thème de l’exposition étant par ailleurs #EverythingIsWifi, un hashtag également à retrouver sur Instagram.

L’accessibilité de la plateforme et la visibilité qu’elle offre a permis à son travail d’obtenir une audience bien plus importante. Pour l’artiste il n’y a aujourd’hui aucun besoin de white cube, et la liberté qui est la sienne est déterminante.

« Vous ne devez pas prendre au sérieux le rôle d’artiste, et quand vous êtes un artiste libre, vous pouvez faire ce que vous voulez, même créer des œuvres qui ne se vendent pas » jubile Jennifer Abessira.

 

From the series #EverythingIsWifi by Jennifer Abessira. Via Jennifer Abessira's instagram page.


De plus les jeunes artistes ont par ailleurs parfois du mal à s’accorder avec le tempo de la galerie. « S’associer avec une galerie implique un processus vraiment long, avec Instagram, c’est plus rapide. Nous vivons à l’époque d’Internet, là où tout est rapide. »

Interrogée par H A P P E N I N G, une artiste israélienne — souhaitant rester anonyme —, pose également la question de l’apport d’une galerie : « Oui, je veux encore une galerie, même si je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de la bonne plate-forme aujourd’hui... »

L’artiste explique que ce sentiment est partagé par nombre de ses collègues : « Nous avons eu une longue discussion à ce sujet à Berlin, avec deux artistes qui sont représentés par des galeries et se plaignent du monde des galeries, du marché de l'art, de la façon dont les choses sont aujourd'hui organisées, les conseillers artistiques qui décident de ce qui est bien ou pas, font le marché et changent sans cesse d’avis. »

« Je ne suis pas certaine d’avoir besoin d'une galerie, j’ai surtout besoin d’échanger avec des conservateurs, d’autant plus que mon travail n’est pas facilement vendable, n’est pas commercial » ajoute l'artiste.

En échangeant avec les artistes, le sentiment qui domine est celui d’une galerie principalement utile en termes de gestion :

« J'aimerais avoir quelqu'un qui gère la partie business, je n’ai pas envie de faire tout ça, je veux être dans mon studio et travailler, rencontrer d'autres artistes… se concentrer sur l'art et pas sur le côté business — ce qui a pourtant une place importante dans le boulot d’artiste aujourd’hui » concède l'artiste.  De plus, « je dois adapter mon langage en parlant avec les collectionneurs, et je ne suis pas douée pour ça… Je pense que les galeristes font ça… »
 

Les artistes rencontrés dans le cadre de cet article confirment l'équation délicate. D'une  part, pour que les choses fonctionnent, « l’idée est que le partenariat soit à très long terme, comme une amitié, il doit y avoir de l’intimité » nous confie une artiste installée à Genève, tandis que dans le même temps la communication de la galerie et sa réactivité doivent être adaptées aux exigences des — jeunes — artistes, et de leurs potentiels collectionneurs.

La base de la relation reste une confiance esthétique. Les artistes sont en effet rebutés par le cas de figure d' « une pression incroyable pour faire des œuvres commerciales, avec une esthétique qui n’était pas la mienne. Comme si le collectionneur venait faire un studio visite et demandait une œuvre qui irait avec son canapé jaune.